P 1

Le bosco heurta rudement à la porte où les deux frères Creah donnaient à leur mère le baiser des adieux.

P10

Le capitaine Hervé Creach pressa une dernière fois sa mère sur sa poitrine d'athlète et se tournant vers son cadet:

- Ecoute Tristan, il faut que je gagne la passerelle pour surveiller l'appareillage. Reconduit notre mère sur le quai et viens me rejoindre ensuite. Le remorqueur crachant et toussant, s'impatientait à l'avant de la Marie-Stella.

 

P 12

De cinq ans plus âgé que Tristan, Hervé suivi le premier les cours d’hydrographie et obtient son brevet de capitaine au long cours.

 

Ch II

P 21

Que connaissait il du monde, ces garçons ingénus, dont les années d'adolescence et de jeunesse se sont écoulé sur la mer? Pas grand chose, mais qu'importe! Il n'ont pour s'instruire, qu'à écouter chanter le vent du large dans la haute nature.

P 37

La Marie-Stella avait touché un écueil qu'aucune carte ne signalait.

 

 

 

Ch III

P40

Le bateau dont la coque avait était littéralement défoncée avait sombré si rapidement qu'il avait été impossible de sauver quoi que ce fût.

P 44

Papeete s'offrait maintenant au regard des deux frères et sur le bord du rivage, sur l'allée d'arbre au dessus desquels pointait le clocher de l'église, des promeneurs passaient sous les faux acacias et les manguiers au feuillage sombre et touffu: colon en costume de taille blanche, élégante en vêtement clairs, tahitiens nu-pieds et vahinés en robe de sois défraîchies

P 45

Le petit bateau venait de franchir l'étroite passe au milieu des récifs de corail, laissant à sa gauche l’îlot de Muta-Uta, verdoyante gerbe qu'un voyageur enthousiasme, avant de quitter papette, semble avoir déposé dans la rade, en offrande aux dieux polynésiens.

 

 

Ch IV

P 120

Tera Olsen vahiné fit une voix dans le groupe des indigènes.

Tristan se pencha au dessus de la balustrade: une jeune femme débouchait dans le chemin au pas lent de sa monture. Elle tenait d'une main un large chapeau de pandanus et de l'autre laissait pendre les rênes sur l'encolure de l'animal.

....

Il remarqua encore un mince bracelet d'or ornant le poignet nerveux ainsi qu'uns chemise blanche dégagent un cou délicat et flexible.

- Que fait cette femme à Tahiti? Demanda Tristan.

- Elle s'occupe de ses plantations. La vallée de Taïpi lui appartient tout entière et elle possède également une grande partie de l'île Vapu. Il se rappelait tout ce qui avait était chuchoté au cercle Bougainville et colonial au sujet de Mme Olsen.

- C'est curieux, personne ne m'a dit qu'elle était jolie, je ne sais si l'ombre lui est favorable, mais ce soir elle m'a semblé d'une beauté émouvante.

P 125

Qui dois je annoncer?

Trissant Créach, capitaine du Teari.

Tristan goûtait délicieusement le charme de cette atmosphère d'ordre, de confort, de sécurité, il songeait à la maison dont rêvait Beaudelaire où tout est " ordre, beauté, calme et volupté "...

Comme si, pour avoir vécu quelque temps dans son ambiance, il jouissait maintenant d'une situation privilégié dans son intimité.

Pour qui prend elle un tel soin de son corps? se demanda-t-il tout d'un coup. Il imagina les cuisses longues et nerveuses, la poitrine frêle, et l'évocation de cette chair humide et parfumée par le bain, le fit bondir sur son fauteuil de rotin : Il fut sur le point de se sauver de cette maison inconnue et de fuir pour échapper à cette atmosphère de volupté qu'il avait jusqu'alors jugé méprisable et malsaine.

 

 

Ch VII

P 129

Tristan resta cloué, gauche et confus, au milieu du salon, tandis que la jeune femme, la main tendue, s'avançait vers lui en souriant.

P 132

Je suis sûre qu'avant huit jours nous serons de parfait camarade!

Jamais encore il n'avait goutté un sentiment d'une pareil douceur : une femme jeune et belle de tenait auprès de lui, l'écoutait avec bienveillance, l'encourageait dans ces confidence.

P 133

Ah Tristan, croyez moi, méfiez vous de cet obscur désir qui vous fait complaire dans une délectation morose. A l'écouter, on risque de tout perdre : son repos, son bonheur, son âme.

P 134

Ils se levèrent de table en silence, Aadge fit servir le café sur la véranda. Tristan s'arrêta devant les livres alignés sur les rayons, il en pris un au hasard et l'ouvrit:

- Dostoïevski, lui dit Aadge, je ne puis vous le prêter, car il n'est pas traduit.

- Vous lisez le ruse?

- Naturellement, j'ai passé une partie de mon enfance en Ukraine.

P 140

Alors Aadge et Trissant s'assirent sur le tronc d'un barigan que la foudre avait renversé et ils écoutèrent le silence. Il n'est nulle part comparable à celui qui vous accable dans la vallée marquésanes; il opprime les âmes comme un manteau pesant sur de trop frêles épaules : Il accable.

P 143

Aadge! Aadge! Mon amie! N'oubliez jamais que ma vie vous appartient et que je la donnerais sans hésiter pour vous savoir heureuse! Il y avait une telle ferveur dans ce clair et juvénile regard, une telle passion dans la voix basse et contenue, qu'Aadge arrêta brusquement sa monture pour offrir à son ami un visage rasséréné et des yeux noyés de tendresse.

- Tristan ! Si vous saviez comme votre affection me réchauffe! Vos parole me vont droit au coeur, et votre rudesse même, loin de me choquer, m'émeut délicieusement.

Ils reprirent la route en silence mais Tristan, dans sa main avait gardé celle de son amie.

P146

Qui eût reconnu, en les écoutant, cette Aadge Olsen dont la tendresse passée excitait la curiosité de toute les îles françaises du pacifique et ce Tristan Creach à l'avenir menaçant? Ils eurent le bonheur de mener plusieurs semaines cette existence facile et douce où les randonnées à cheval, la chasse aux boeufs et aux cochons sauvages alternaient avec les bains sur les grèves abritée où dans des rivières profondes et claires.

P 147

Et voila que maintenant il sentait des liens, chaque jour plus puissant, l'enchaîner à Aadge Olsen. Bientôt il n'aurait plus le courage de la quitter, il enlisait dans la volupté. Partir? c'était impossible. Il n'ignorait pas qu'il s'engageait sur une voie sans issue et qu'il ne pouvait plus retourner en arrière.

P 147

Vous songez au capitaine Brehat! Ce nom qu'il croyait oublié venait de surgir subitement dans sa mémoire, c'était celui d'un homme que les habitué du cercle de Bougainville avaient crûment désigné comme le dernier amant de Mme Olsen. Aadge ne répondit rien, mais Tristan lut dans le regard qu'elle abaissa sur lui, une telle détresse, un tel reproche, que, sans hésiter, il sauta à bas de son cheval. Avant que la jeune femme eût le temps de l'en empêcher, il saisit dans ses deux mains le petit pied, botté de cuir fauve et le baisa avec une ferveur désespérée.

 

 

Ch VIII

Le capitaine Creach se souciait peu de son prochain et Mme Olsen aurait pu mener l'existence désolée d'une reine artémisse ou scandaleuse d'une reine Margot sans qu'il daignât s'en préoccuper. Mais s'il s'intéressait à cette énigmatique inconnue, c'était à cause de son frère.

P 153

Et puis je suis bien tranquille avec lui, il n'est point homme à jouer les Werther... C'est égal, je voudrais bien savoir qu'elle est cette Olsen vahiné.

P 161

Alors en l'espace d'un éclair, la vision d'une ménagère, soucieuse d'une bonne tenue de la maison et préoccupé de recueillir des recettes culinaires, s'évanouit dans l'esprit d Hervé, pour faire place à celle d'une jeune femme élégante aux jambes longues et à l'âme inconnue.

P 162

Bigre! Me voici chez une vraie amazone, Pauvre Tristan! se serait il foudroyé? Le souvenir de certaines insinuations malveillantes concernant Mme Olsen lui revint à l'esprit Olsen vahiné? lui avait on dit. Les coqs ne sont guère de son goût . On trouve chez elle les plus belles filles de Nuka-Hiva.

La voix d'Aadge avait un accent légèrement rauque et voilée qui remuait l'être jusque dans ces fibres les plus secrètes. Hervé sentit ressusciter dans son coeur tout un faisceau d'impressions douloureuse qu'il s'efforçait d'oublier. Il regarda bien en face Mme Olsen. Cette femme le déroutait.

P 163

Aadge s'était étendu tranquillement sur le divan en face d'Hervé qui s'était installé dans un excellent fauteuil . Son pied nu, mince et allongé, avec des ongles roses brillants comme des coquillages que l'on récolte sur les plages de Tuamotu jouait dans des sandales en rapin. Elle se pelotonnait, adorablement menue, contre les coussins qui jonchaient le divan. Sous les soie de pyjama, on devinait la courbure des hanches, et le feux sombre de ses yeux verts brillait à travers ses longs cils recourbés. Comment cette créature si frêle et si féminine peut elle magner ces revolvers et ses cravaches? se demandait Hervé.

P 164

On sentait que la propriétaire de cette cure élégante s'efforçait par discipline, de se soumettre à des habitudes d'ordre que rompait son tempérament inquiet et tourmenté.

P 165

Que Tristan l'aimât, il ne pouvait douter, mais elle, l'aimait elle, l'aimait elle. Voilà ce qu'il ignorait. Serait elle une amante douce, fidèle et sûr, où serait elle femme à décevoir ceux qui l'approchaient?

P 166

Sa maîtresse? Aadge était elle le maîtresse de Tristan? Certainement non. Mais elle risquait de le devenir d'un instant à l'autre.

 

 

Ch IX

La tendresse, jusqu'à ces derniers jours dominait dans son coeur. Il évoquait l'image de Mme Olsen, bien plus avec la douceur d'un fiancé qu'avec l'âpreté d'un amant.

L'acuité de son désir déchirait maintenant son être: le corps d'Aadge hantait son esprit.

P 173

En somme il ne connaissait rien de la vie. Une femme aussi belle et aussi jeune devait avoir la mémoire chargée de souvenir d'amour.

P 174

Et Aadge, Aadge au lourd passé, au passé inquiétant, devant ce garçon dont elle sentait peser sur elle le regard chargé de convoitise se sentait la timidité d'une pensionnaire, que pour la première fois, on laisse seul avec son fiancé.

- Tristan gémit-elle doucement.

Une rafale de feu passa sur lui. Les livres épars, les armes, la cravache, les fauteuils, ce bahut, tout ce mis à danser autour de lui. Une force irrésistible le jeta vers Aadge qui referma ses bras sur lui. il lui sembla qu'il sombrait dans un gouffre, quand les lèvres brûlantes de la jeune femme s'écrasèrent sur les siennes. Dans ce baiser humide, profond, enveloppant, il avait l'impression de se fondre, de s'anéantir, l'univers avait disparu.

P 175

Puis la conscience lui revint et gêné, maladroit et confus, il s'enfuit, le sang incendié, ayant dans la bouche le goût de violette et de fraises de l'haleine d'Aadge Olsen...

Tristan semblait être rongé chaque jour davantage par un mal secret. Depuis longtemps déjà, il avait perdu l'appétit. Il restait des heures entières silencieux. Les affaires ne l'intéressait plis.

P 178

J'ai peur Hervé, j'ai peur de l'amour! Je tremble d'anxiété devant l'avenir comme un voyageur à l'entrée d'une caverne inconnue. Je connais le genre d'existence que je perds, j'ignore celle qui m'attends.

P 179

Souviens toi de ce petit train électrique que tu as délaissé, il en va de mème des femmes. tant que nous ne les avons pas dans nos bras, tant que nous n'avons pas joui de leur corps, nous les désirons à mourir. La possession efface le charme qui les rendait aussi divines à nos yeux. Quelle caresses effectivement donnée vaut le caresse imaginaire dont ont a longuement et passionnément rêvé la nuit dans son lit solitaire. Crois moi Tristan, Aadge t'obsède d'autan plus qu'elle t'est inaccessible. Quand elle aura crié de volupté dans ton étreinte, elle hantera beaucoup moins ta pensée.

 

 

Ch X

P 181

Brusquement, la saison des pluies avait commencée....Dans le milieu de la nuit, le vent maremou s'était levé...

Aadge allongée sur le divan, un livre qu'elle ne lisait pas ouvert devant elle, une boite à cigarette et une boisson glacée à porté de sa main, elle pouvait ainsi demeurer d'interminable heures, sans bouger, sans parler, son visage énigmatique appuyé sur la paume de sa main.

parfois Tristan ouvrait la porte, une bouffé d'humidité pénétrait dans la chambre close, chassant le parfum de la jeune femme et la fumée blonde de cigarette.

P 185

Non, il n'en pouvait douter, cette voix rauque, voilée, charnelle, qui tordait les entrailles et bouleversait les fibres les plus secrètes du corps, n'avait frémi que dans les amours les plus divers, ce corps fin, docile, savoureux, avait été étreint par des inconnus, que Tristan ne connaîtra jamais et dont il ne pourra jamais se venger. Il porta sa main à son coeur, car s'était sa douleur secrète, son intangible tourment: D'autre que lui se souvenait du corps de sa maîtresse, défaillaient au souvenir de ses caresses et dans leurs rêves jouissait encore de son amour! Car Aadge était de ces femmes au destin tragique dont l'amour ne peut ni s'oublier, ni pardonner.

P 186

Des images précises et cruelles se pressaient tumultueusement dans son esprit, il la voyait palpitante entre les bras d'un inconnu, avec ce même regard de volupté et d'abandon. alors une grande fureur s'emparait de lui et son étreinte désespérée avait un arrière goût de meurtre.

Un jour qu'il avait pénétrer dans le studio par la véranda, il avait retrouvé sa maîtresse dans la même position où il l'avait laissée, couchée sur le dos, dans son mince pyjama de soie chinoise, la tête rejetée en arrière, sa main fine ornée d'une lourde opale pendait le long du divan, ses yeux grand ouvert, fixés sur le plafond. Rien n'était pour Tristan plus douloureux que les fuites soudaines de son aimée vers un passé ennemi qu'il exécrait de toutes ses forces de son corps.

Le pur profil de la jeune femme se découpait comme un camée sur la soie pourpre et tendue contre un mur; son cou glacide, émergeant du pyjama sévèrement clos, apparaissait plus frêle encore dans la chair obscure de la pièce. Mais quand elle abaissa ses paupière bistres sur ses jeux clairs et qu'un furtif sourire étira l'arc de se lèvres, une telle souffrance déchira le coeur du jeune homme qu'il ne put retenir un cri de douleur comme si réellement la lame d'un stylet lui eut tracé une croix dans la poitrine.

P 187

Aadge, m'aimez vous?

La jeune femme sentit une détresse si profonde dans ce cri qu'elle se leva d'un bond, courut vers son ami, et vint blottir sa tête sur sa forte poitrine.

- Hélas Tristan mon amour, comment pourrai-je vous convaincre?

Il l'emporta dan ces bras. Quand son tourment atteignait ce degré d'intensité, il se jetait à corps perdu dans la volupté, comme le cerf au abois se lance dans l'étang, sans ignorer qu'il se précipite vers sa perdition.

Avec quelle fureur mortelle il s'emparait de ce corps trop soumis et qu'il était amer le plaisir que lui dispensait cette amante trop experte! Lorsque, vaincu, il retombait sur le lit, tout son corps détendu dans un bref assouplissement, Aadge a son tour, triste et préoccupé, exigeait de déchiffrer la raison du tourment inscrit sur ce visage douloureux.

P 189

Tristan, il est peut être un autre remède et plus facile celui la et plus efficace je crois : ce serait de supprimer la cause de tant de maux. Moi morte, cette jalousie rétrospective n'aura plus de raison d'exister et puis...Elle baissa encore la voix et murmura très vite, en fermant les yeux. Je ne serais plus un obstacle entre vous et votre frère et vous pourrez reprendre cette vie aventureuse des marins qui seule vous attire.... Vous pourrez ensuite partir sans regrets. Enfin chéri, je vous ai donné ce que personne n'aura reçu de moi: ma propre vie et je vous le jure Tristan pour votre bonheur, je le ferai de grand coeur!

- Merci, mon amour, je ne dis point que je ne l'accepterai pas...

P 190

Tristan, j'ai terminé toutes mes affaires aux marquises : Le chargement de Terri est écoulé et nos cales sont pleines de coprah et de vanille. Nous n'avons plus rien à y faire, je pense que nous pourrions partir après demain.

P 192

Si tu veux Hervé, on pourra partir demain soir. Je passerais ma dernière soirée avec Aadge et j'irai directement te rejoindre sur le bateau entre onze heures et minuit.

Quand il vit vers cinq heures Tristan s'habiller pour rejoindre son amie, il lut sur son visage une telle insouciante agité qu'il en fut rassuré sur le champ: depuis des mois, il ne lui avait vu cette expression reposée et souriantes.

la lune baignait la véranda de douceur et de tendresse, les fleurs s'inclinaient aux branches des lianes avec des grâces lascives et pleine d'imprudence. Les belles de nuit ouvraient leur tendre corolle sous la caresse délicate de phoebe et les cocotiers se paraient de reflets métallique et glacés. Par delà le jardin, le lagon luisait mollement.

Je dois rejoindre mon bateau avant minuit, tu le vois d'ailleurs à l'ancre à huit cent mètres de la côte? Je le regagnerais en pirogue. Viens, nous avons le temps avant mon départ de faire une dernière promenade. Veux tu que nous allions nous baigner à la rivière?

P 194

Tiens, c'est la première fois que vous me tutoyez, remarqua Aadge en riant. Et cette nouveauté la rendit toute joyeuse. Il atteignirent la rivière en faisant mille projet d'avenir.

Ils se dévêtirent lentement, brusquement angoissé par le silence de l'heure et la singulière majesté du lieu. Aadge la première, blanche et nue, se suspendue à une liane flexible qui dominait le courant comme un trapèze. Elle s'y balança un instant, puis se laissa glisser dans l'eau obscure.

p 195

Aadge avait repris pied près de la rive et ses membres délicats se blessaient sur les cailloux du fond. Elle appela Tristan à son secours. Il enleva dans ses bras le long corps pur et lisse de la baigneuse et in sentit contre sa peau la chaleur et la palpitation jumelle de son coeur. Il contempla longuement le visage levé vers lui et ses yeux durent alors relever son projet, car la jeune femme murmura très bas, et sa voix tremblait à peine :

" Oh mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre ".

Alors Tristan n'osa plus regarder cette proie fragile et résignée. Il s'avança rapidement vers le milieu de la rivière, étendit Aadge sue l'eau avec milles précautions, comme une mère dépose son enfant dans un léger berceau, entoure de ses mains puissantes le cou délicat et tendre et sans trembler, maintint le cher visage au dessous du courant. la jeune femme n'esquissa pas un geste de révolte, n'eut pas un sursaut d'indignation, pas un tressaillement de désespoir. Sa belle tête impassible revêtit dans la mort une expression d'une douceur et d'une gravité poignante. Sous les mains implacables, la vie s'était ralentie lentement et bientôt, dans la poitrine si passionnément caressée, Tristan n'avait plus entendu battre le coeur.

Ch XI

Attends Hervé, je vais tout te dire...

Il alla chercher la bouteille de rhum, empli son quart à plein bord et le but d'un seul trait. Alors il pût articuler:

Aadge est morte, je l'ai tuée.

Crois moi mon Hervé, ce n'est pas à la légère que j'ai pris une pareil décision. Ce n'est pas dans une crise de fureur, ni dans un mouvement de jalousie que j'ai tué. Pendant des mois, j'ai songé à ce meurtre et lorsque je fus certain qu'aucune issue n'était possible, alors froidement, minutieusement, j'ai décidé la mort d'Aadge. Tu ne peux t'imaginer le calme, la douceur dont j'ai joui après ces heures de fièvre, lorsque je l'ai quitté, endormi pour toujours sur la berge. Songe, pour la première fois, je m'éloignais d'elle sans éprouver l'horreur de l'incertitude des lendemains menaçants. Une paix immense, une sérénité délicieuse habitait ce triste coeur trop longtemps déchiré et pour la première fois depuis des mois, je reconnu avec joie l'odeur de la mer océane en m'approchant de la grève et l'appel profond du vent du large.

P 219

La grande voile venait de s'enflammer d'un seul coup de bas en haut comme un torche...

Une belle fin d'aventure mon Tristan. Leur regards se passent sans terreur sur les flammes qui les pressent et sur les vagues qui montent à l'amont de leur refuge.

Hervé et Tristan vont mourir, mais un sourire de défi illumine leur mâle visage. Maintenant, ils sont allongés sur le dos, et les flot viennent leur lécher les talons comme des chiens soumis qui ont trouvé leur maître. Ils se souviennent, et ce n'est point de leur antique demeure familiale, ni même de la chère silhouette d'une vielle maman aux cheveux blancs, non, ce qui leur étreint si étroitement la gorge, au tragique crépuscule de leur vie, c'est le souvenir d'un soir d'automne, sur une grève bretonne où pour la première fois, ils comprirent ce chant qui sifflait à leur oreilles, cette voix mystérieuse qui les appelait vers l'aventure, la voix irrésistible du vent du large.

FIN