" Mauruuru Tahiti" 

 

 

. .  

JEAN DORSENNE  

1892-1945 

Si la théorie des milieux de Taine est vraie, il faut chercher l'explication de l'humeur voyageuse de Jean Dorsenne, pseudonyme d'Etienne TROUFLEAU, dans le fait de sa venue au monde sur la terre brûlée des nomades: exactement dans la province de Constantine le 28 décembre 1892. Son père Jules TROUFLEAU, professeur de lettres, n'aurait jamais imaginé, lorsqu'il entra dans l'administration, que l'on put un jour le nommer à Constantine, il y restera pourtant trois ans!

Et quelle imagination dynamique ne s'exaspérerait pas sous les reflets magnétisant de l'immensité saharienne? Aussi quand l'auteur de ses savoureux romans sentimentaux et d'aventures quitta le sable chaud, ce fut la montée vers le nord raisonnant, ce fut Rennes, Montauban, Troyes puis enfin Cherbourg où son père Jules alors proviseur de lycée fut pris q'un accès de fièvre des plus grave et devait trouver la mort à 40 ans.

 

On ne presente plus" Les révoltés du Bounty "

 

Le jeune Etienne, futur Jean Dorsenne alors âgé de dix ans ainsi que son frère Maxime, de six ans son aîné, furent élevés par leur tante Louise, directrice d'école à Brest, agrégée de lettres. Puis ce fut l'école de droit à Rennes et enfin la montée vers Paris . Il y fréquente "la Closerie des lilas" où, Paul Fort, Apollinaire, Guy Charles Cros, Muselli et tant d'autres se battaient à coup de pieds et de rimes. Mais Jean Dorsenne ne devait point y tenir longtemps son rang de jeune recrue enthousiaste. Il eut juste le temps de jeter dans cette mêlée deux plaquettes de vers signés Dorsennus; "Sur le chemin" et "Peut-être"; quelques chroniques publiées dans Paris-Journal, écrites en marge des in-octavo dont la lecture conduit à la licence de droit, et la grande guerre le réclama pour des batailles effarantes et sans lendemain.

Pourquoi choisit-il le pseudonyme Dorsennus? L'auteur s'en explique: " J'ai pris un pseudonyme pour la raison qui nous pousse à mettre un masque un soir de mi-carême, la littérature après tout n'est elle pas une mascarade? Un jour au cours d'une lecture, le nom d'un personnage de la comédie latine Dorsenne m'a frappé. Pourquoi? Je n'en sais rien, j'ai franchisé ce nom, voilà tout". La guerre, bien triste souvenir que Jean Dorsenne ne voulu point monnayer comme tant d'autres écrivains de sa génération,aussi se jeta-t-il de nouveau dans la bataille littttéraire et journalistique en tant qu'attaché à la rédaction du journal des débats. Il se marie en 1920 avec Micheline Picard, journaliste aussi, elle écrivait sous le pseudonyme masculin de Michel Candie. Leur témoin sera Louis Laloy, directeur de l'Opéra de Paris. Le jeune couple s'installera 9 quai aux fleurs en bord de Seine dans la maison d'Héloise et d'Abélard, puis plus tard au 4 rue du Puits de l'Ermite, Paris Ve. Micheline Picard alias Michel Candie avait elle du succès? Toujours est-il qu'elle remportera le prix Mérimé en 1941 pour " le trésor de Motu-iti, publié dans "On raconte". Auparavant elle avait publié "Un festin de cannibales" chez Colonia ( 1923 ), puis bien plus tard : " Tahi-Vahiné dans la gerbe ( Juin 41 ). Elle écrivit dans Paris soir, Les Nouvelles Littéraires, etc...

Mais l'on se fatigue de l'odeur des morasses fraîches, de l'angoisse du papier à écrire. Aussi après quatre ans de journaliste actif, Jean Dorsenne entendit monter en son âme vagabonde la lointaine rumeur: The calls of the South. Il partit donc de Rouen le 14 juillet 1921 pour sentir l'envelopper les souffles magiques des vents alizés. Et ne croyez pas qu'il s'adressa à Cook pour épuiser les horizons qui se suivent à l'est et au sud. Non, il s'embarqua sur un voilier à destination de Tahiti. Jean Dorsenne, fuyant comme il dit "les terres de brouillard et de frima", fuyant aussi le journalisme mangeur d'homme et de talent, s'embarqua avec madame Dorsenne sur un voilier pour s'évader vers les terres lascives que bercent les mers du sud. Il fait escale à Madère, la Martinique, Panama. Traversée grisante mais dangereuse, dangereuse parce que le "Suzaky", prit eau de toutes parts: le capitaine, son second, ses quatre matelots et les deux passagers durent souvent unir leur force pour vider la cale à coup de pompe. Après trois mois, durant lesquels ses huit êtres audacieux avaient sans cesse vécu sous le signe du miracle, l'embarcation s'échoua sur les rivages de Costa-Rica. Les tempêtes en avaient déchiré les voiles; les vers en avaient rongé la coque. Ainsi privé de son esquif, Jean Dorsenne n'en accomplit pas moins le pèlerinage qu'il s'était fixé et débarqua à Tahiti en mars 1922. A Papeete, Dorsenne sera attaché à l'étude de Me Sigogne et même un temps inscrit au barreau. Ayant plaidé pour les Tahitiens qu'on empêchait de danser, il eut des difficultés avec l'Administration et fut suspendu pendant quelques temps, il y fait également du journalisme. Il eut bientôt sans le savoir, sa légende à Paris. Il est captivé, disait-on par les charmes de Tahiti. Il rentra pourtant, vers 1926, et manifesta bientôt une activité littéraire qui depuis lors, n'a pas cessé de s'accroître.

Mais sur son île délicieuse, Dorsenne s'imprègne des coutumes locales. Toujours est-il que Tahiti détermina, comme pour Loti, son orientation littéraire et qu'il devint un romancier des amours et des moeurs polynésiennes. Aussi après Victor Segalen et ses Immémoriaux, Jean Dorsenne ne nous devait-il pas de rectifier notre vision d'un monde à plaisir déformé, il s'est fixé dans ce pays qu'il se promettait de décrire et il a mis le temps à en bien pénétrer l'atmosphère. A Tahiti, il s'est familiarisé avec l'âme maori, en a découvert les nuances, puis, sûr de son effet, il nous a donné sous ce titre :

"C'était le soir des Dieux "

Le livre pour quoi il était né (Francis Carco). Roman bizarre, attirant, ondoyant, sinueux, comme ces lianes fleuries des forêts tropicales. Roman vivant, livre d'artiste. Tout y a le parfum et la sourde résonance de cette terre heureuse où jadis des tribus faisaient la guerre et l'amour et se déchiraient voluptueusement...

C'est par ce roman que Dorsenne manqua le Goncourt en 1927 par six voix contre quatre au troisième tour de scrutin. Etaient présents chez Drouant; J.-H. Rosny aîné, Raoul Ponchon, Jean Ajalbert, Gaston Chérau, Léon Hennique, J.-H. Rosny jeune, Pol Neveux, ont voté par correspondance: Lucien Descaves, Léon Daudet, Georges Courteline. Le lauréat en fût Maurice Bedel pour "Jérôme, 60° latitude Nord" chez Gallimard.

L'heure de Jean Dorsenne avait sonné, après une assimilation totale chez l'écrivain des légendes polynésiennes, il nous a permis, le livre clos de ne pas l'oublier. En effet, les héros de Jean Dorsenne ne sont point des occidentaux à qui il a prêté des dehors exotiques. Ils sont d'un autre monde...Une différence de penser, de sentir, nous les rend, dès les premières pages, définitivement étrangers, et leur ardente manière de vivre nous apporte brusquement comme un grand souffle frais de jeunesse inconnue, comparable à celui qui devait - voici trois cents ans peut être ou trois mille - visiter et faire tressaillir d'allégresse l'âme mahorie sentant venir ses Dieux. Dorsenne nous rend les légendes d'une façon merveilleuse; les peurs mystérieuses qui tourmentent ces pauvres êtres entièrement voués à la nature, les apparitions qui les surprennent, les désirs religieux qui les travaillent deviennent grâce à M. Dorsenne, aussi sensibles que nos propres états. Pour ses Héros, pour Nita, le grand maître des Aréoïs, pour Nohoraï, la femme qu'il aime, les dieux ne sont pas perdus dans une nuée invisible; ils sont tout près, ils se mêlent au monde des vivants. Rien ne ressemble plus à un poème épique que le beau roman de M. Dorsenne; simplicité des ressorts, ampleur et obscurité des mouvements psychologiques, présence des dieux et de la nature. Tout y est matérialisé, tout est visible. Les indigènes parlent un langage délicieusement fleuri qui nous fait penser à la fois à Homère, à Atala et aux romans de Fenimore Cooper. Des légendes, des chants rituels nous environnent. Partout des sorciers, des présages, des coutumes étranges; le funèbre le dispute au riant; la mort est voisine de la vie. Dans une scène émouvante, Nohoraï se donne au meilleur disciple de son époux Tati, dans la grotte où l'on conserve les crânes des morts et sous les yeux mêmes, les yeux éteints, d'un homme qui s'est tué pour elle; c'est à dire qui a accepté sur son désir, de faire aux dieux courroucés, le sacrifice volontaire de sa vie. La nuit de l'initiation suprême, au cours de laquelle Tati devient à son tour Aréoï, n'est pas moins poignante. Les Aréoïs constituaient une secte à la fois religieuse et poétique, hautement vénérée, M.Dorsenne cite R.L.Stevenson qui dit: " Les Aréoïs allaient de baie en baie et d'île en île, c'étaient les artistes, les poètes et les libertins de l'archipel. Leur vie était publique et tout épicurienne, l'initiation un mystère, et les plus grands de la religion aspiraient à faire partie de la confrérie d'Oro. Oro, c'est un des dieux polynésiens; mais il se promène volontiers sur la terre, comme Indra ou comme Wotan.

Il fallait donc suivre avec attention en 1927, ce Jean Dorsenne; ce débutant, déjà si maître de lui. La mème année il fait paraître un recueil d'esquisses tahitiennes qui parut en édition de luxe à la Tour d'Ivoire sous ce titre énigmatique :

" Mauruuru Tahiti" 

( qui veut dire en tahitien; contentement où bien-être à Tahiti ).

Aquarelle illustrant le livre " C'était le soir des Dieux"

" Mauruuru Tahiti " est un recueil de nouvelles orné d'une aquarelle originale d'Octave Morillot et de vingt bois en couleurs de Maurice L'Hoir. Ce livre avec " Polynésie " est étudié de nos jours par les étudiants de l'Université de Papeete et est au programme du Capes Tahitien.. Les différentes nouvelles; "Sofie à Tefatu", "Teura à Neri", "Baigneuse", "La saison des Alizés", "Lune", "Aiou","Themis à Moorea"...sont accompagnées de chanssons tahitiennes et de poême qui rappellent étrangement Loti comme par exemple :

"Mensonge"

" Tu m'as tellement trompée, moi qui suis ta petite épouse, tu m'as dit tant de mensonges que maintenant tout est fini. Je te quitte, mais dans mon coeur, toujours aussi vivant restera le souvenir de ta fourberie. Hélas!qu'il m'est pénible le mensonge que tu m'as fait...dans le grand froid de la nuit, à jamais séparons-nous. "...

Parallèlement il s'essaie au roman historique, c'est alors :

"Un fils de cannibales"

c'est la vie de Teraupo, Tahitien de Raiatea, qui avait pris de l'autorité sur ses compatriotes par son intelligence et son énergie. En 1895, ayant eu connaissance des embarras de notre politique étrangère et des querelles que nous cherchaient d'autres puissances européennes. Il crut le moment venu de proclamer l'indépendance de son pays...Teraupo en qui certains ont cru reconnaître le Vercingétorix Tahitien fut arrêté puis gracié par les Français. Regrettait-il l'acte audacieux qui perdit sa vie? Qui sait s'il n'en avait pas perdu le souvenir, car en Polynésie l'oubli obscurcit les mémoires aussi rapidement que la brousse envahit les jardins. Telle est la conclusion indulgente de ce récit où l'auteur n'intervient jamais pour se substituer aux personnages mais pour attirer notre attention, prévenir nos méprises, guide discret et sûr. En s'abstenant de flatter le portrait, il en impose la ressemblance; gardant à ce chef de tribu la rudesse native, il le rapproche de nous, qui entrons de plein pied dans une conscience sans artifice.

Du roman historique à la biographie, il n'y a qu'un pas que Dorsenne franchit en nous donnant toujours en cette année 1927:

"La vie sentimentale de Paul Gauguin"

 Des lettres de Paul Gauguin adressées à sa femme, Jean Dorsenne a su extraire les passages caractéristiques, les classer, les commenter, de telle sorte que le visage du peintre prend un relief singulier, un aspect inconnu et qui rend encore plus poignante sa fuite en Océanie et plus pathétique son abdication. Jean Dorsenne nous montre dans cette vie de Gauguin avec quelle maîtrise, quelle maturité d'esprit, quelle subtilité il savait découvrir les peines secrètes des coeurs tourmentés. Gauguin nous apparaît comme un malheureux assoiffé de tendresse, ému par la moindre pensée affectueuse, d'une incomparable délicatesse vis à vis de sa fille. Qu'on le veuille ou non, cela ne peut qu'ajouter à la gloire d'un peintre qu'un jugement populaire et simpliste a toujours tendance a ternir. C'est un livre bien émouvant qu'a écrit Dorsenne sur la vie du peintre. Aucune emphase, aucune indignation, mais un perpétuel effort de compréhension, une pieuse indulgence, la sympathie d'un homme qui sait la vie. Dorsenne, lisant parfois entre les lignes, démêle finement ce qui jusqu'au dernier jour subsiste d'illusion perdue en ce durcissement du coeur, qu'il regarde avec pitié, laissant à d'autres l'indignation facile et les semonces superflues.

Mais Jean Dorsenne ne s'est pas cantonné dans le roman exotique, il fait paraître pour l'hiver 1927 un roman psychologique;

"Les Amants sans amours"

Mais laissons s'exprimer Jean Dorsenne; "J'ai étudié dans ce roman, un problème qui me semble particulièrement angoissant: celui de la lassitude en amour. Les sens dans toute liaison , jouent qu'on le veuille ou non, un rôle important. Non seulement la cohabitation émousse le désir, mais avec le temps l'amour s'épure et certains êtres délicats et sensibles finissent par répugner à la caresse physique. Bien des couples, au lieu de s'avouer franchement la vérité, s'embrouillent dans le mensonge, et se jouent la comédie du désir. De là, un malaise qui m'a parut être caractéristique de la vie moderne. C'est ce sujet que j'ai voulu traiter, l'ai-je réussi ? C'est au public de répondre." Et le public répondra oui ! Ce sera là un franc succès en librairie, de quoi s'agit il? Voici deux amants, le célèbre auteur dramatique Alain Kernéis et sa géniale interprète, Violaine Bussi qui éprouve l'un pour l'autre la plus sincère affection, tout le monde admire leur parfaite entente et leur bonheur. Bonheur factice! Sous le masque des amants heureux, ils cachent un pieux mensonge. La cause? Un terrible malentendu les sépare...Leur amour est si pur que la simple idée d'une caresse intime les répugne, nulle passion ne résiste à l'habitude: le désir qui flambait au premier temps de leur union s'est éteint, mais la tendresse demeure, pourquoi ne se confient-ils pas franchement leurs nouveaux sentiments? C'est qu'ils craignent par-dessus tout de se faire de la peine. Ils restent donc enchaînés l'un à l'autre. Alain retient Violaine, malgré lui, malgré elle. Pourtant un jour, n'en pouvant plus, Alain que les charmes acides d'une jeune personne, La Moune ont décidé à prendre une résolution brusquée, se décide à quitter Violaine et à partir avec sa jeune maîtresse. Il est pris de crachements de sang à la gare de Lyon. Un cri lui monte aux lèvres, il appelle Violaine. Il s'aperçoit qu'en dépit de tout ce qui peut arriver, son sort est indissolublement lié à celui de Violaine...Qu'est-ce qui doit l'emporter, de la sensualité ou de la tendresse en amour ? Quand le désir ne parle plus et que la lassitude a fait son oeuvre, les amants doivent- ils rester muets et jouer la comédie de l'amour, où au contraire se confesser franchement l'un à l'autre? Autant de questions auxquelles Jean Dorsenne a répondu avec sa sensibilité habituelle ; toujours est-il que ce roman a classé Dorsenne dans les analystes du coeur humain, un roman qui a plu à toutes les femmes.

Et c'est d'amour encore qu'il est question avec :

"Océane"

 en ce début d'année 1928, mais d'amour aux îles . Laissons la parole à l'auteur: "Il y a une trentaine d'années, deux jeunes gens d'excellente famille, les deux frères Degrave, s'emparèrent au large de Tahiti d'une goélette dont ils massacrèrent tout l'équipage. Ce fait divers, dont j'ai eu connaissance pendant mon séjour à Papeete, m'impressionna vivement et m'incita à écrire le roman que je présente aujourd'hui au public, sous le titre "Océane". Le personnage essentiel de mon récit, c'est la mer. J'ai voulu monter l'espèce de folie mystique et sanguinaire qui s'empare de deux jeunes gens, doués d'un bon naturel, quand ils respirent le vent du large. Mon ambition a été d'écrire un roman de l'aventure et de la mer. Y ai-je réussi? C'est au lecteur de répondre. Océane fit dire à certains critiques et notamment à Noël Sabord que le "Stevenson" français pouvait bien être né. Mais résumons, deux frères qui commandent un voilier, grisés de liberté, font naufrage, s'emparent d'un cargo et se livrent au commerce dans les îles polynésiennes, l'un des deux frères devient l'amant d'une dame grande propriétaire et la tue par jalousie. La jalousie, inextinguible tourment, lui fait évoquer l'existence antérieure que sa maîtresse a connue; des amours les plus diverses, il n'en pouvait douter: cette voix rauque, voilée et charnelle, qui tordait les entrailles et bouleversait les fibres les plus secrètes, ce corps fin, docile, savoureux, appartenaient à l'une de ces femmes au destin tragique dont l'amour ne peut s'oublier ni se pardonner. Placer entre ce dilemme, rester auprès d'Aadge et mener la vie monotone et fade du colon à qui l'aventure et interdite, en abandonnant son frère chéri qui reprend la mer ou partir en laissant Aadge vivre seule, alors que d'autres hommes passeraient dont elle serait la proie consentante et ravie, Tristan, le doux et farouche Tristan trouve la tragique solution. Il tue sa bien-aimée, consentante, douloureuse victime d'un amour trop intense et trop absolu...Ce meurtre, envisagé ainsi qu'une délivrance, n'apporte pas à Tristan la paix escomptée. Une souffrance indicible l'envahit à tel point qu'il décide de ne pas survivre...Sa mort et celle de son frère Hervé, luttant, seuls, sur leur navire, en proie aux flammes et cernés par l'aviso de guerre chargé de les arrêter, a inspiré à Jean Dorsenne des pages remarquables, sorte d'épopée grandiose, terrifiante, émouvante jusqu'aux larmes...Océane, c'est toute la volupté, toute la sauvagerie, toute la fantaisie de l'aventure, reculée aux plus extrêmes limites de l'imagination d'un romancier doublé d'un poète.

Mais dans sa vie comme dans ses romans Jean Dorsenne doit mettre en situation ses sentiments, c'est ainsi que sera consommée sa relation avec Micheline Picard, il divorcera le 4 juillet 1929. Tout comme Elsa Triolet et son mari qui se sont quittés quasiment à Tahiti, le couple Dorsenne-Candie ou plutôt Troufleau-Picard fera les frais de l'atmosphère des îles, les vahinés y sont-elles pour quelque chose ? Celle-ci se remariera avec un allemand nommé Laske avec qui elle aura une petite-fille Axelle.

Toujours dans l'année 29, Dorsenne nous fait encore rêver avec :

"La femme des îles"

sorte de documentaire sous forme de nouvelles. Ces femmes des îles, la civilisation les a durement touchées, dans leur âme plus que dans leur chair...N'importe, elles demeurent étrangement séduisantes; elles savent encore rêver, se taire, faire avec ingénuité les gestes de la vie et de la mort. Bien différentes sont les doudous martiniquaises, folles de couleurs criardes, envahissantes, jacassantes, brûlantes et gourmandes, toutes occupées de danse, de cuisine et d le et des mieux qualifiés pour contribuer au lever de la plus moderne des cartes du tendre.

La même année paraît:

"Pauline au coeur trop tendre"

avec Pauline c'est un retour dans la sphère sentimentale, dans l'analyse psychologique. Sans être une grande amoureuse, une de ces sensuelles passionnées que la possession ennivre d'un délire frénétique et sacré; Pauline, Pauline au coeur trop tendre est loin d'être une mystique ou une vierge forte...De tempérament normal, équilibré, Pauline aime l'amour...et se montre prodigue de son coeur et de son corps avec une insouciance, un désintéressement dignes d'un meilleur sort. Car Pauline, pour n'avoir pas su discerner l'amour sincère du plaisir, apprendra à ses dépens que la solitude est prenante, douloureuse, à toute femme avide de tendresse et de douceur. Les années passent. Ni les déceptions, ni les expériences malheureuses ne peuvent changer la nature de Pauline. A quarante ans, Pauline, toujours désirable, aura sa revanche, elle éveillera à l'amour le coeur et les sens encore vierges d'un adolescent chéri avec la tendresse d'une amante et d'une mère...

Alternant comme toujours les romans d'analyse et les romans exotiques , c'est de nouveau aux îles que nous emmène ce romancier de talent avec :

"Polynésie"

 Cette fois ce n'est pas un roman que nous propose M.Dorsenne. Après un bref arrêt à Tahiti, il nous fait voguer vers les îles Sous-le-Vent. Nous voici à Uturo , puis nous poussons jusqu'aux Marquises. Là, il nous raconte une singulière aventure, parti à cheval pour aller à l'intérieur de l'île acheter à un indigène un de ces fétiches taillés dans le bois et qu'on appelle "teki", on le retrouva sur la route du retour, évanoui. Quant à l'idole qu'il rapportait, elle avait disparu. M.Dorsenne nous donne une image peu attirante de ce pays d'anciens cannibales et de "teki" maléfiques, mais son petit livre est fort curieux et contient d'étranges détails de moeurs et il nous suffit d'en citer les premières lignes;

  •  
  • "C'est en somme à Tahiti que j'ai le plus souvent senti l'odeur de l'allégresse. Elle y est subtile au point qu'on ne la perçoit guère qu'à la prime aurore, à l'heure où les parfums s'éveillent, s'exaltent et meurent en un instant, comme les elfes de la légende allemande; ou encore, durant les fugitifs crépuscules, quand le soleil atténue l'ardeur des vous saisit à l'improviste et transforme incontinent le noir chagrin et l'humeur mauvaise en une jubilation mystérieuse, sans cause apparente, en une joie si secrète, si profonde que notre pauvre coeur déshabitué du bonheur ne peut la ressentir sans une vague souffrance, semblable à ces sourdes douleurs qui, dans la poitrine, vous empêche de respirer profondément de crainte de ne rompre quelque organe essentiel."
  • Le 10 avril 1930 Jean Dorsenne se remarie avec Sofia Cueto née à Cerrito ( République d'Argentine ), fille de Joaquin Cueto et de Clara Dolores de Machain. C'est le troisième mariage de Clara. De son premier mariage avec un Mr Sleven est né James en 1920 à New York, de son deuxième mariage avec Mr Outhier est née Claude en 1923 qui a donc sept ans lors du mariage. Le couple vivra au 14 rue Quatrefage, Paris Ve. James sera élevé par sa grand mère Clara à l'étage au-dessus , Claude par sa mère et Dorsenne qu'elle considérera toujours comme son père. James a connu Dorsenne de sa dixième à sa vingtième année avant de retourner aux USA, il se souvient que vers la fin de son séjour à Paris, Dorsenne avait fini par devenir " son meilleur ami ". La famille de Machain, d'ascendance noble, faisait partie de la bonne société argentine, elle possédait immeubles et propriétés avant d'être en partie ruiné par la nationalisation du pays par Péron qui rachète leur bien deux cent le dollars.

    Avec 

    " Le sang de l'amour "

     Dorsenne reste sur le thème du passé qui ne s'oublie pas et il s'en explique: "J'ai toujours été frappé par l'influence qu'exercent dans la vie des actes accomplis autrefois et que l'on croit, depuis longtemps, oubliés. Mais, rien ne se perd, et nous subissons le contre coup de ce que nous avons fait un jour. Le cas de l'héroïne du sang de l'amour est une illustration vivante de cette croyance. Elle s'est abandonnée, un soir de printemps voluptueux, entre les bras d'un aventurier, et cette faiblesse d'un instant, rachetée par une vie d'honnêteté, reparaîtra après vingt ans et placera la malheureuse - devenue une mère et une épouse irréprochables - dans la situation la plus pathétique qui se puisse imaginer. J'ai abandonné dans ce roman les lentes analyses psychologiques, les descriptions minutieuses qui alourdissent l'action, j'ai voulu écrire un récit dramatique et haletant, qui file droit au but. Telle a été mon intention: cela ne veut point dire que je l'ai réussi..." M. Dorsenne l'a en effet réussi son roman dont l'action file droit au but et dont la psychologie résulte des faits et gestes de ses personnages. C'est une méthode en quelque sorte cinématographique et voilà un livre qui s'adapterait fort bien à l'écran. Voilà donc cette femme, Mme Landresse, en villégiature un été sur une petite plage de la Côte d'Azur, avec ses deux filles dont l'ainée Lucienne qui s'est liée sur la plage avec un individu plus âgé qu'elle, Georges Marion. Et voici que le hasard met en présence cet inconnu et la mère. L'inconnu n'est autre que l'aventurier entre les bras de qui elle a connu, il y a vingt ans, la volupté. L'homme essaie de renouer avec elle. Naturellement, elle refuse avec indignation. Hélas! Le calvaire de la malheureuse n'est pas fini. Sa fille aînée s'éprend en effet du séducteur, au grand affolement de la mère. Elle essaie de mettre en garde sa fille, celle-ci se cabre, et voit dans sa mère une rivale. Un coup de revolver dénouera cette angoissante situation.

    Mais Dorsenne, outre ses goûts pour l'analyse du coeur humain et l'exotisme s'attarda aussi sur le roman historique. C'est ainsi qu'il s'intéressa fort à Bougainville et on le comprend lorsque Louis Antoine de Bougainville nous conte l'histoire de la jeune tahitienne montée à bord de la "Boudeuse" lors du premier mouillage au large de Tahiti ( 6 avril 1768 ) et qui laissa tomber négligemment son pagne qui la couvrait et parut au yeux de tous telle Vénus se fit voir au berger phrygien: elle en avait la forme céleste.

    Mais dans 

    "La vie de Bougainville" 

    de Dorsenne, son célèbre voyage et la Nouvelle-Cythère n'apparaîssent que comme un épisode que l'auteur n'a pas voulu mettre au premier plan. A vrai dire c'est bien plutôt ici l'histoire d'une époque que celle d'un homme, nous voyons défiler, à propos de Bougainville, les contemporains de l'Encyclopédie: Diderot, d'Alembert, Marmotel, Bezout, la cour du roi Louis XV, les officiers rouges et les officiers bleus. C'est la paix boiteuse d'Aix la Chapelle, la campagne de Grasse aux Antilles, la perte du Canada. ce sont enfin les dernières années du régime agonisant de l'Empire.

    Avec 

    "Le Bateau ivre"

     roman autobiographique, l'auteur égrène ses souvenirs de sa traversée du Pacifique. Rien ne convient mieux que ce titre d'un poème d'Arthur Rimbaud au nouvel ouvrage de M.Dorsenne. Le bateau ivre c'est en fait le petit voilier sur lequel le romancier s'embarqua un beau jour dans l'intention d'aller à Tahiti. Le jeune écrivain resta près de huit mois en mer, à bord d'un voilier de trois cents tonnes. Tempêtes, risques de naufrage, il connu tout. L'âpre et captivante vie du marin n'a plus guerre de secret pour lui. L'ivresse de la haute mer, le charme des escales, la nostalgie qui vous prend de la terre ferme, voilà ce que l'on trouvera dans "le bateau ivre"; mais on y trouvera aussi des souvenirs émus ou pittoresques sur l'existence dans les îles enchantées du Pacifique: Tahiti, Marquises, Moorea, Raïtea la sacrée, où l'auteur passa trois années. Jean Dorsenne a voulu donner dans ce petit livre l'atmosphère du rêve. Il ferme les yeux, se souvient des images éclatantes et pathétiques traversant son cerveau comme un voyageur doublé d'un poète qui se penche sur son passé . Il égrène un collier de souvenirs, dont la chaude couleur, l'odeur fine et insinuante, la nostalgique sensualité séduisent infiniment le lecteur. Une parenté certaine relie cette prose musicale avec les Petits Poèmes en prose de Baudelaire. Il ne s'agit nullement d'un pastiche, d'ailleurs, mais l'analogie du climat, des choses et des sentiments a suscité l'analogie des rythmes et des images. Moins asservi à la technique du poème en prose, qui enferme l'expression dans le cadre trop rigide d'un tableau de guerre, Jean Dorsenne a introduit plus de liberté et de vivante souplesse dans ses récits qui s'enchaînent les uns aux autres selon une logique pleine de fantaisie. Un cortège d'odeurs reviviscentes font surgir dans leur sillage les mille souvenirs qui y sont insolublement liés. L'art de l'écrivain parvient à s'insinuer dans cette prose musicale si riche en notations d'artiste. Les détails savoureux et vrais d'une expérience coloniale, les traits de moeurs et la réalité familière au gré d'une composition variée, originale et fertile en détours. Tout en évoquant les "Petits Poème" en prose, Le "Bateau ivre" les dépasse et fournit le modèle parfait d'un journal de poète voyageur épris de songe et d'aventure.

    Il faut bien comprendre que les années trentes sont placées sous le signe de l'exotisme, 1931, c'est l'année de l'exposition coloniale d'une part, d'autre part le music-hall et les spectacles de danse contribuèrent pour leur part à flatter un engoument universel: pendant des années, il n'y eut guère de revu à Paris qui n'eût sa " Nuit des îles ", où des figurantes parées de guirlandes dansaient au son des violons et des guitares une hupa-hupa fantaisiste, dans un claire de lune exagérément argenté. Au public plus raffiné, on s'adressa par d'autre moyens. On édita pour lui de splendides albums de photographies des îles; on fit à son intention des expositions répétées de l'oeuvre polynésienne de Gauguin; on lui montra des collections d'objets marquisiens ou tahitiens. L'influence la plus curieuse fut peut-être celle qu'exerça sur lui un couturier, M Jacques Heim, qui à tant d'influence conjuguées ajouta celle de la Mode. A l'exposition Coloniale, 1931, M Heim avait été attiré par des tissus " Paréo" de la section tahitienne. Une idée naquit en lui, qui se réalisa seulement trois ans plus tard: en juin 1934 lors d'une fête tahitienne donnée à Neuilly dans la villa du couturier, la mode du paréo fut lancée, et son succès fut immédiat. Bientôt, l'on vit sur toutes les plages élégantes des dames "vêtues" ;à la mode polynésienne, de paréos à grandes fleurs et de colliers de coquillages. Cette mode certes n'eut qu'un temps, mais le triomphe passager de cette fantaisie est le signe évident de l'attirance exercée par les îles auprès d'un public immense.

    Changement de registre avec 

    "la Noire Idole"  

    ( 1931 )où Dorsenne a voulu écrire un livre sur l'opium, il prend d'abord contact avec les éditions Gallimard mais ce sera finalement aux éditions de la nouvelle revue critique qu'il fera paraître son ouvrage. L'Editeur s'explique sur ce thème à haut risque de l'opium; "si l'on excepte les études médicales, qui ne s'adressent qu'à un public spécial et restreint, il n'y a pas de bon livre traitant de l'opium. Ou bien les auteurs sont opiomanes et ils écrivent un plaidoyer en faveur de leur vice, ou bien il sont par principe adversaires de la fumée et leurs ouvrages ne méritent pas plus de créance que les précédents. Il y a donc de la place pour un livre objectif, écrit sans passion, et qui renseigne exactement le public. Ayant vécu plusieurs années aux colonies l'auteur a côtoyé les toxicomanes suffisamment pour lui épargner la critique d'ignorer le sujet qu'il traite. Puisse ce livre, écrit en toute impartialité, dissiper les erreurs et les légendes trop abondamment répandue à propos de la noire idole." Cependant certaines critiques moralistes ont reproché à Dorsenne d'avoir certes cité les inconvénients de l'opium mais que ceux-ci lui apaisaient bien petits en regard de ses avantages bien exagérés, et de citer Dorsenne ;"on accuse la drogue d'empoisonner l'organisme, cela n'est vrai que pour la drogue mal préparée" ou encore "il est certain que l'opium, dégageant l'âme de la quenille corporelle, la met en communication avec les courants invisibles épars dans le monde et peut seconder la création lyrique ou musicale"( p 139). Indignation aussi des moralistes lorsque Dorsenne cite M. Antoine Brebiou lorsqu'il déclare "le suc de pavot est de beaucoup le plus noble, le plus digne des stupéfiants nécessaires à l'humanité"..

    C'est certainement au contact de son ami Maurice Magre qui a écouter Clara Malraux fumait ses huit pipes d'opium par jour que Jean Dorsenne s'est documenté. Clara Malraux qui nous parle de Dorsenne dans son ouvrage autobiographique ; "Voici que vient l'été", " Jean Dorsenne était érudi, délicat, romancier et journaliste. Son amour de l'exotisme était grand. A travers l'un de ses livres, nous connûmes l'aventure de Mereynas, roi des sédang, personnage auquel s'intéressaient aussi Pouvourville et sir Herbert Clifford, que plus tard André ( Malraux ) évoqua dans ses Anti-Mémoires et qui n'est pas absent de l'aventure de Perken. Jean Dorsenne nous présenta à Maurice Magre. Très vite, nous nous liâmes avec lui, d'une amitié qui dura jusqu'à sa mort.( Tout comme Dorsenne et Magre ) Maurice, Toulousain attaché au passé occitan, que nous ignorions, rêvait d'Extrême-Orient en fumant ses huit pipes d'Opium par jour. Ses moeurs étaient régulières: sitôt le déjeuner pris dans un bel appartement du XVIe auprès d'une épouse de peu d'importance à ses yeux, il se rendait dans un atelier des Ternes où le rejoignait Suzanne Paris, comédienne peut-être autant dans la vie qu'au théâtre. Et là, l'obscurité tombée, ils s'orientalisaient. Etendus, ainsi qu'il se doit, Maurice, Suzanne et moi fumions tandis qu'André racontait d'admirables histoires. Ils nous mêlèrent à leur vie, au rythme d'une journée par semaine le jeudi. ( Et chaque samedi, Maurice Magre rejoignait au 11, avenue Victor Hugo dans le XVIe, la délicieuse hôtesse qu'était Mme Dorsenne au témoignage de Mme Reyer en compagnie des amis: M.Reyer, Francis Carco, Vincent Muselli le poète qui eut les larmes aux yeux quand il apprit que son ami Dorsenne était arrêté, Calderon, Maurice Bedel qui bat Dorsenne au Goncourt en 27 , Gaston Chérau et autres...)

     

    Dans

     " Le parfum d'un soir d'été"

      aussi édité sous le titre " Le fantôme d'une nuit " Dorsenne a de nouveau recours à l'exotisme, bien que l'action se situe entièrement dans la capitale. Deux longues nouvelles dont la première donne le titre au volume: c'est la formule à la mode , l'auteur l'applique à son tour. C'est d'opium de nouveau dont Dorsenne nous parle dans la deuxième nouvelle qui met en scène un brave drapier que la lecture de livres de sorcellerie rend fou. Il recouvre la raison mais quand il rentre chez lui sa femme, sa fille et sa bonne ont perdu à leur tour la tête.

    La première nouvelle "Le parfum d'un soir d'été", est aussi l'histoire des malheurs causés à un pauvre homme par une femme fatale. Mais le pauvre homme n'est ici qu'un héros en imagination. Dès son enfance, il connu le désir de l'aventure et le goût de l'exotisme, l'attrait des pays inconnus. Libre de prendre carrière, il eût certainement fait un colonial: sa famille en fit un avocat. Mais les penchants innés finissent toujours par retrouver leurs petits. A force de hanter les lieux où l'on respire un parfum d'aventure, les muséums, les bars nocturnes, il rencontre enfin dans un cabaret louche, la femme qui incarne son rêve. Elle se nomme Conchita. Elle se dit fille d'une française et d'un grand chef de l'île de Java. Elle se prétend poursuivie par la haine d'un vieux sorcier, qui n'ayant pu l'épouser dans son pays, veut la faire mourir. Le pauvre Robin ne pouvait mieux tomber d'autant que la Conchita, dotée d'un teint bistre, d'un regard noir et de flancs onduleux, semble porter avec les couleurs de l'orient, toute les voluptés du plus brûlant exotisme. Le malheur des naïfs et que de tels rêves ne puissent durer autant que leurs désirs. A la suite d'une histoire de brigand dont la justice se mêle de façon indiscrète, Conchita doit avouer qu'elle n'est pas Javanaise, et qu'elle se nomme Marguerite Valin dite Margot, qu'elle est née à Belleville d'un ouvrier mineur et d'une créole de rencontre et qu'elle est sous la coupe un peu spéciale d'un monsieur qui entend tirer d'elle le plus clair de son revenu. M.Dorsenne a voulu faire de cette amusante histoire une satire légère de cette manie de l'exotisme qui sévit à Paris dans les années trente et qu'a dû exciter singulièrement l'exposition coloniale. Il en a tiré un livre agréable, souriant, actuel, mais qui eût gagné, cependant à un récit plus direct et plus salé d'ironie.

    Aussi enchaîne - t' il en cette fin d'année 1931 avec 

     " Le Baiser sous les Palmes

    Après avoir délaissé quelque temps les pays lointains, Jean Dorsenne revient aux somptuosités de l'exotisme. Nul ne connaît mieux que lui les îles enchantées des mers du Sud, où il a vécu plusieurs années. On a l'habitude de considérer Tahiti comme un terre de réjouissances perpétuelles. C'est sous un tout autre jour que Jean Dorsenne a vu dans son livre la mystérieuse Océanie. Il lui a semblé que la volupté et la mort y régnaient en maîtresse. Quelle influence morbide et passionnée l'atmosphère nostalgique et chargée de parfums exerce-t-elle sur les Européens. C'est ce que Jean Dorsenne a voulu montrer dans Le Baiser sous les Palmes, roman lyrique, roman captivant d'amour. L'histoire qu'il nous propose est celle d'une femme qui par jalousie a quitté son mari qu'elle aime et qui le retrouve au milieu de la végétation et de la mollesse tahitienne. 

    Un radical changement de leurs sentiments respectifs porte cette rencontre qu'ils ont invoquée à un dénouement inattendu: la mort, une nuit silencieuse sur la mer. M.Dorsenne pour son roman a recourt a des ingrédients caractéristiques: l'opium, la peste, les danses, l'érotisme.

     Epuisant avec ce roman son inspiration océanienne c'est maintenant en Indochine qu'il ira trouver le verbe.

    L'Indochine où l'attire l'amitié du gouverneur Pasquier, il y séjourne en même temps qu'André Malraux et que sa femme Clara. André Malraux qui écrira à propos de cette période dans une préface à "SOS Indochine" d'Andrée Viollis: " L'Indochine est loin; ça permet d'entendre mal les cris qu'on y pousse (...) Le livre est fait pour qu'on sache. J'ai essayé d'exprimer la seule chose qui me tienne à coeur et de montrer quelques images de la grandeur humaine. Les ayant rencontrés dans ma vie dans les rangs des communistes chinois, écrasés, assassinés, jetés vivants dans leurs chaudières et détruits de toute façon, c'est pour ces morts que j'écris..." Et pour qui écrira Jean Dorsenne? Des six mois qu'il passa en Indochine il s'inspira pour publier d'abord un petit essai;

    "faudra-t' il évacuer l'Indochine" 

    car Jean Dorsenne était aussi un clairvoyant, secrétaire au journal Les Débats, il savait analyser les situations. Ils avaient vu venir les évènements. Faudra-t-'il évacuer l'Indochine, cette question sert de titre à l'enquête, menée longuement et impartialement, en Indochine par M. Jean Dorsenne. Livre de bonne foi, affirme l'auteur, livre instructif surtout. L'on avait rien lu jusqu'ici qui présentât aussi exactement le bolchevisme en Indochine, ses chefs, ces agents, ses origines, son action sur les indigènes, ses tentatives révolutionnaires. M. Dorsenne rend hommage à l'oeuvre de la France, mais il ne craint pas de signaler les erreurs de l' Administration ou de psychologie, l'incompréhension de certains, des habitudes fâcheuses qui blessent inutilement nos protégés. De ceux-ci, il fait deux camps: les Annamites, compliqués, ambitieux, intéressés, remuants, voire envahissants chez les autres et les Cambodgiens et le Laotiens, disposés, par nature, à reconnaître les bienfaits d'une protection dans laquelle ils pourraient souffrir étrangement de leur voisinage. sur ces derniers, dont les territoires composent plus de la moitié de l'union, nous devons, pense-t' il, nous appuyer particulièrement: ils représentent la fidélité. M. Jean Dorsenne n'a pas été insensible à la séduction intellectuelle de M. Pierre Pasquier. il loue sa connaissance de la civilisation annamite et la qualité de son esprit. Il semble que pour ne pas évacuer l'Indochine, il faille user d'humanité envers les humbles travailleurs - assez misérables - victimes de la rapacité des usuriers de toutes races et de la perfidie de leur propres concitoyens - de diplomatie dans les relations avec les indigènes, en respectant leur culture, leurs traditions, leurs coutumes, de discernement dans la qualité de l'enseignement offert, enfin allier à l'esprit de justice l'énergie qui impose le respect de l'ordre, sans quoi il n'est pas de prospérité. Il n'est nul besoin de choisir entre la domination brutale et la faiblesse: deux formules détestables et qui conduisent inéluctablement aux catastrophes. "L'union de la France avec Indochine est un mariage de raison. C'est une raison pour qu'il dure..."écrit M. Jean Dorsenne en conclusion de son enquête.

    Mais c'est une multitude de nouvelles publiées dans des journaux éparses que Dorsenne nous livre à son retour d'Indochine comme par exemple; "le Caodaïsme" dans la revue de Paris, " Le retour de l'empereur d'Annam ", " Splendeur et misère de l'Indochine " au Mercure de France, "Le péril rouge en Indochine" à la revue des deux mondes ou encore "Loin des Blancs" et "Les amants de Hué": "Les amants de Hué", thème très d'actualité, car il met en scène le terrorisme, le terrorisme vaincu par l'amour.

    Qu'on en juge: A Hué, le jeune Phung, embrigadé par les communistes est chargé d'assassiner S.E.Ton-Tat-Yen, le puissant mandarin du Viet Nam Cong Sang Dang, seulement voilà, il tombe amoureux de sa fille, la jolie Thi-Theu. Mais alors, il était parjure...Douloureux dilemme auquel il réfléchissait en errant sous les lilas du Japon qui bordent les allées latérales de la citadelle. Il envoyait au diable les soucis politiques et sociaux; il était amoureux. Que représentait l'univers à ses yeux? Rien?..Un fin visage de jeune fille au teint d'ivoire resplendissait dans sa mémoire. Qu'il sourît et le monde prenait un sens; mais qu'il restât impassible, et tout s'assombrissait.

    Abandonnant la jolie Thi-Theu de Hué Jean Dorsenne nous présente l'insouciante Lily Krause de Berlin. C'est en 1932 qu'il nous emmène cette fois dans la capitale Allemande avec 

    "La nuit tragique de Steglitz"

    Dorsenne change donc de cap, il quitte la Polynésie et l'Indochine, il quitte Paris pour l'outre-Rhin. C'est une curieuse contribution à l'étude de l'Allemagne d'après-guerre que nous apporte M.Dorsenne. 

    C'est avec une plume particulièrement habile qu'il retrace devant les yeux du public français les tableaux romantiques et dramatiques des nuits dans un faubourg de Berlin. Jean Dorsenne a mis tout son talent de psychologue dans ce récit haletant et pittoresque qui jette un jour nouveau sur la génération de la défaite, âpre et découragée, à la fois juvénile et mystique. Que de sentiments complexes et ambigüs, quel attrait mystérieux pousse la jeunesse perturbée d'outre-Rhin dans les bras de la mort...Un livre pittoresque, passionnant...et vrai. Et quelles admirables descriptions des jardins privés de Berlin à la fête des Lilas." Ces jardins minuscules entretenus avec amour par les berlinois, véritable cité fleurie avec leur sentiers bordés de haies vives, leurs places semées de gazon qui s'étendent de Steglitz jusqu'à Tempelheif d'un coté à l'autre jusqu'à Schönberg. Peut-être la qualité de l'amour dépend-elle beaucoup des circonstances qui le font naître que de l'objet lui-même. 

    Sans doute Lily apparue un soir de printemps sur le chemin de l'adolescent, bénéficia-t-elle de toute la poésie répandue dans l'atmosphère et d'une subite exaltation éclose dans un coeur mal défendu ...

    Maintenant le jour déclinait dans le loden. Une poussière d'or et de cendres flottait dans l'air et l'on sentait ce soir-là d'étranges influences, de puissants courants d'amour inutilisé, épars dans le parfum des Lilas...Sa main frôlait le bras de Lily. Quel ennivrant arôme se dégageait de cette jeune chair; les petit seins, bourgeons à peine formés commençaient à s'arrondir et à tendre l'étoffe du corsage"... Comme on le voit, Jean Dorsenne n'a rien perdu de sa poésie et les quatre protagonistes Lily Krause, Eric Werner, Robert et Conrad nous offre une action pleine de charme dans un très beau roman sur l'adolescence.

    N'oublions pas de signaler qu'en 1933, exactement le 13 juillet, Mr Etienne, Louis TROUFLEAU dit Jean Dorsenne sera nommé Chevalier de la Légion d'Honneur en qualité d'homme de lettres, de même qu'il aura après sa mort une plaque au Panthéon au coté de St Exupéry comme son oncle Charles avec Péguy, Stevenson, Apollinaire

    De son voyage en Indochine Jean Dorsenne nous rapportera en 1934 un très bon livre dont Louis Laloy, secrétaire général de l 'Opéra de Paris déclarera que c'est là son meilleur ouvrage:

     " Sous le soleil des Bonzes" 

    M. Jean Dorsenne qui connaît bien son Extrême-Orient, a su donner à son ouvrage le cadre intéressant d'un coin reculé du Cambodge. La mort subite d'un ami donne tout soudain à réfléchir à un vieux forban installé depuis des années en Indochine, et que n'ont guère étouffé jusqu'aujourd'hui les scrupules, ni les remords, Jacques Damien. De ce jour, il s'emploie à réparer le mal et les injustices qu'il a commis et voudrait dire adieu à tous ses biens pour attendre la mort dans une sorte de monachisme lamaïste. Car c'est aux prêtres du Tibet, adorateurs et gardiens du "Grand Lama" qu'il a recouru...Mais il y a un obstacle: sa fille Janine, qu'il eut d'un indigène ( morte depuis longtemps) et qui, ayant terminé au loin son instruction vient rejoindre la maison paternelle. Refusant les meilleurs partis, Janine décide d'épouser un jeune métis, lequel tout de go, exige une dot de 500.000 Fr. Damien, dont les dernières affaires ont été malheureuses n'a pas les premiers sous de cette sommes en délire. Mais Janine pleure. Damien de promettre alors qu'elle aura sa dot. Sur quoi, le cadavre de Damien, percé d'une telle mystérieuse blessure, qu'il ne peut pas y avoir eu suicide, est trouvé dans la brousse. Peu après, a lieu le mariage de Janine et du métis, Janine ayant pu remettre à son mari les 500.000 Fr qu'une compagnie d'assurance sur la vie a dû débourser du fait de ce décès. A peu près à la même époque, un des plus fidèle domestique indigène du malheureux quitte le pays et se retire dans une pagode...Est-il nécessaire de dire que l'instruction n'a jamais trouvé l'assassin du pauvre M.Damien...

    Ce roman d'un genre inédit pour M.Dorsenne nous montre une intéressante combinaison d'un roman policier et d'un roman philosophique, il joint à ses qualités de conteur de rares dons picturaux; "Et dans cette immensité rouge, seul l'arbre dans lequel reposait un cadavre au coeur pur, paraissait sous les grappes des candides aigrettes, fantastiquement fleuri de corolles pâles sur lesquelles auraient neigé d'impalpables flocons. "Ainsi se termine ce livre dont la composition est aussi sûre que le style, les événements aussi vrais que les caractères, et qui doucement nous conduit, par la revanche de l'esprit sur la matière à une paix surnaturelle.

     1935, il publie un roman d'aventure  

    Jack l'éventreur, scènes vécues

    c'est à Londres qu'il nous emmène "My God! soupira Frédéric T, l'ai-je cherché partout cet inconnu d'une quarantaine d'années, la nouvelle de ce nouvel assassinat provoqua en effet une véritable panique dans Londres. Lorsque le cadavre fut, dans la matinée emporté à la morgue sur une civière, le bruit du crime se répandit comme une traînée de poudre...

    Mais les scènes de la vie polynésiennes n'avaient pas fini de hanter le cerveau de notre auteur et il s'essaya de nouveau au roman historique avec 

    "C'est la reine Pomaré"

    Ouvrage dans lequel André Billy reconnaît beaucoup de charme comme toujours dans les romans de Jean Dorsenne. Son style est souple, délié, coloré, avec un soupçon de langueur qui s'accorde parfaitement à son inspiration voluptueuse et tendre. Son livre sur Pomaré nous apporte sa réalisation d'écrivain la plus pleine, la plus achevée. Le titre, "c'est la reine Pomaré" en est emprunté à une chanson qui fût fureur à l'époque et où le surnom de reine Pomaré fut donné à une chanteuse du bal Mabille, réputée pour sa lascivité et ses exhibitions et l'allure sauvage de toute sa personne.

    Elle l'avait emprunté aux femmes de Tahiti leur façon de danser en renversant la tête, en bombant la poitrine et en tendant la croupe. A cette époque bénie, cela paraissait le comble de l'indécence: " Ô Pomaré, ma jeune et jolie reine. Garde longtemps la verve qui t'entraîne. Sois de nos bals longtemps la souveraine. Et que Mussard palisse à ton regard! Hélas! La Pomaré de Mabille, que Baudelaire aimé beaucoup, ne garda pas longtemps la verve qui l'entraînait, du même âge que Marie Duplessis, elle était comme elle phtisique. Elle mourut en 1846, deux ans seulement après ces premiers triomphes. Sa vie brève et folle, sa fin misérable mérite un biographe, mais revenons à Tahiti. Pomaré n'était pas le nom personnel de la reine, c'était son nom de famille, son nom dynastique. Pomaré veux dire Rhume de nuit, allusion à un rhume que le roi Pomaré Ier avait contacté au cour d'une bataille nocturne. Il s'était signalé d'abord en étouffant son propre fils, afin de conserver sa couronne. C'est sous son règne que l'alcool, la syphilis et les missionnaires puritains s'introduisirent aux îles de la société. Quand à la cruauté dont Pomaré Ier ne manqua jamais l'occasion de faire preuve, elle était de tradition séculaire dans ce pays paradisiaque. Son Fils Pomaré II, se convertit au christianisme par intérêt, et du coup, les dévastations de toutes sortes, la guerre civile, la peste et la famine fondirent sur son royaume. Il réussit pourtant à y rétablir l'ordre et à y établir des réformes inspirées de l'occident. Il interdit l'alcool à ses sujets, mais non à lui même. Aussi mourût il à un âge peu avancé. Dorsenne nous rapporte ses dernières paroles dignes de mémoire: "ô, Pomaré, roi de Tahiti, ton cochon est maintenant plus en état de régner que toi!" Eh avalant un dernier coup de rhum, il s'écroula pour ne plus se relever. Sur le trône de Tahiti, les fils succédaient aux pères bien avant la mort de ceux-ci. Pomaré III n'avait que deux ans quand Pomaré II, encore plein de vie lui céda la place. Pomaré III reçut une bonne éducation anglaise. Il n'eut pas le temps d'en tirer parti,une épidémie l'emporta quand il avait huit ans. Sa soeur Aïmata, devint reine sous le nom de Pomaré IV. La fameuse reine Pomaré, celle à qui Loti rendit visite quand il n'était encore que jeune midship et qu'il trouva si grosse et si laide, c'est elle. Son règne est intéressant à plusieurs égards, et l'on doit remercier Jean Dorsenne de nous l'avoir si bien raconté. D'abord c'est le conflit de ce que nous appelons la civilisation et l'état de sauvagerie, puis c'est la rivalité des deux nations qui se disputaient le soin de propager cette civilisation, la France et l'Angleterre. L'épisode tahitien de la longue compétition coloniale franco-britannique offre cette particularité de s'être terminé à l'avantage de la France. A vrai dire le gouvernement de Londres ne semble pas s'y être intéressé beaucoup. Il préférait nous faire opposition sur des terrains d'opération plus importants, en Afrique du Nord notamment. Tahiti a gardé le prestige qui jadis y attira Gauguin, mais qu'y subsiste-t-il en réalité du paganisme érotique qu'incarnait la reine Pomaré et dont les missionnaires protestants et catholiques s'ingéniaient à lui faire honte? Dorsenne a multiplié les étreintes dans sa Reine Pomaré, il y a mis beaucoup de délicatesse et de pudeur? Ses peintures amoureuses sont chastes, comme le nu, si tant est que le nu soit chaste; il l'est sans doute quelquefois, d'autre fois il l'est moins, et c'est pourquoi certain moralistes qui s'y connaissent, le proscrivent absolument; ils sont sûrs ainsi de ne pas se tromper. La vie politique de la reine Pomaré a été traversée de bien des façons. Le récit de Dorsenne abonde en péripéties où le puritanisme occidental n'a pas toujours le dernier mot. Sa vie sentimentale a, d'autre part, été assez simple. Cette charmante jeune femme, dont la cervelle ne pesait pas lourd, et qui doit sa célébrité, moins à son génie qu'aux circonstances historiques de son règne, s'offrait à qui lui plaisait, et il fallait être bien déplaisant pour ne pas lui plaire. Toute reine qu'elle était, elle ne s'attardait pas à choisir; ses sujettes non plus. A peine un bateau apparaissait-il dans la baie de Papeete qu'une invasion de jolies Tahitiennes le transformait en lieu de plaisir...Dans l'histoire Pomaré gardera l'impérissable honneur d'avoir défendu par tous les moyens, et même par l'exemple, la liberté de l'amour!

    Vient ensuite le temps de la guerre et des épreuves. Sa belle fille Claude venait d'être arrêtée pour avoir dessiné une croix de lorraine sur un uniforme allemand alors qu'elle était en vacances en Bretagne, elle est jugée "in absentia" par un tribunal allemand et passera deux mois à la santé, lui même savait qu'il le serait un jour pour sa participation à la résistance. Dorsenne est arrêté le 19 février 1942 par les allemands, avec 48 autres hommes et femmes, tous mêlés au mouvement clandestin. Trois seulement de ce nombre sont revenus en France. Il s'occupait de la radio clandestine et collaborait au journal Libération, clandestin aussi. Ce 19 février, sa belle fille Claude est revenue de l'école comme à son habitude pour déjeuner. On frappe à la porte de leur appartement du 11, avenue Victor Hugo, cinquième étage. Les Allemands sont venus arrêter Jean Dorsenne, mais celui-ci est déjà reparti à son bureau du journal des Débats. Claude essaie de téléphoner à Jean pour l'avertir, mais à chaque fois qu'elle demande le numéro, on coupe la communication...Alors Claude comprend, elle comprend que les allemands attendent Jean Dorsenne au journal . Après ce 19 février, Claude et sa mère Sofia ne le reverront plus jamais. Après le déjeuner, déclarera Sofia, mon mari était parti comme à l'ordinaire pour son bureau. C'est là qu'il fut arrêté. Les allemands sont immédiatement venus chez moi perquisitionner dans toutes les pièces de notre maison, sauf une : le boudoir, où il y avait sur le piano, plusieurs boîtes à chapeaux. Tous les jours il rédigeait un journal particulier, indiquait qui il avait vu, ce qu'il avait entendu. Je m'étais trouvée à placer son carnet entre deux boîtes à chapeaux, précisément dans la pièce que les allemands n'ont pas visitée. Simple hasard! Ce fut le salut pour nombre d'autres, car ce journal eut pu fournir, même si les noms n'étaient représentés que par des initiales ou des appellations fictives, la clé de tout un réseau d'activités souterraines.

    - Quel fut le sort immédiat de Mr Dorsenne?

    - Il fut enfermé à la santé, en cellule pendant plus d'un an, ensuite il fut envoyé au fameux camp de Buckenwald où quelques semaines avant la libération, il était encore vivant. Tous les jours, il donnait des cours de littérature à ses camarades de camps, souvent de simples ouvriers français. Pour eux, c'était une évasion, un oubli de leur isolement et de leur misère. Il leur parlait aussi de Tahiti, de l'Indochine, où il avait séjourné, du peintre Gauguin et d'autres.

    - Si vous ne l'avez revu, avez-vous eu au moins de ces nouvelles?

    - De la santé, j'ai reçu de lui un mot griffonné sur un bout de papier, qu'un maçon français, qui y faisait des travaux, avait pu sortir à l'issu des gardiens. D'Allemagne; un libéré m'a apporté de lui une lettre qu'il avait réussi à passer subrepticement, l'ayant cousue dans sa manche. Avant d'être arrêté, lui qui n'avait jamais éprouvé de haine pour personne, qui était toute compréhension toute bonté et toute douceur, sans envie aucune, toujours heureux des succès littéraires de ses confrères, toujours empressé à atténuer le mal qu'il entendait dire sur tel ou tel d'entre eux; avant d'être arrêté, dis-je, il préparait un ouvrage sur l'apprentissage de la haine. Emprisonné, sur du papier chipé ici et là, il avait entrepris un autre livre, intitulé "à l'ombre de la mort".

    - Ces manuscrits vous sont-il revenus?

    - Non, et je suis bien sûre qu'ils ont été détruits.

    - Finalement Mr Dorsenne est-il mort de faiblesse ou fusillé?

    - Voilà ce que j'ignore. ( Dans cet interview de Mme Dorsenne dans les salons de l'hôtel Pennsylvanie à Montréal du 11 mars 1947, celle-ci ignore la fin de son mari, nous savons aujourd'hui qu'il est décédé d'une pneumonie le 6 mars 1945 à l'hôpital du camp de Buckenwald, Kommando Langenstrein comme l'atteste cette lettre du docteur P.Raine de Fontenay aux Roses adressées à sa belle-fille Claude; " D'autre part, en ce qui concerne Jean Dorsenne, de son vrai nom je crois TROUFLEAU, il est mort à l'hôpital dans mon camp au mois de février environ, je l'ai fait admettre pour une pneumonie et malgré tous mes soins, en quarante huit heures, il à été emporté, j'ai moi-même assisté à ses derniers moments et constaté sa mort..")

    Mais retournons dans les salon de l'hôtel Pennsylvanie:

    - Je l'apprendrai peut-être un jour, mais aujourd'hui, tous les anciens élèves du cours de littérature qui sont venus me voir et me parler de son courage, de leur conviction qu'il allait s'en tirer, n'étaient pas au courant de sa fin. D'ailleurs, quand je suis partie de France pour l'Amérique du Sud, je n'avais pas encore accepté l'idée de sa mort. Je me raccrochais à celle de sa disparition, de l'amnésie, que sais-je?

    Mme Dorsenne révèle ensuite qu'elle est en possession d'un autre précieux manuscrit de son mari: un roman écrit avant la guerre, qu'elle fera publier quand le papier sera moins rare :" La Périoche et l'inca ", ouvrage d'environ 600 pages.

    - Mon mari, dit-elle s'intéressait beaucoup au Pérou à cause de son ami Calderon. Grâce à lui et à ses lectures, il avait pu reconstituer l'atmosphère péruvienne propre à son roman.

    Au moment de prendre congé, Mme Dorsenne affirme que son mari eut sûrement visité le Canada s'il avait survécu, parce que lui même aimait beaucoup le voyage et l'exotisme et parce que tous deux envisageaient le Canada comme une terre d'évasion où refaire ses énergie après de dures épreuves.